C’est avec tristesse que j’ai appris hier le décès de sensei Raymond Jugeau, un des hauts gradés du Nihon Tai Jutsu.
Toutes mes pensées se tournent vers sa famille et ses amis à qui je présente toutes mes condoléances.
先生、安らかにお眠り下さい (sensei, yasurakani onemuri kudasai)
Né le 16 avril 1931, Sensei Raymond Jugeau s’est éteint ce mercredi 6 avril 2016 des suites d’une longue maladie à l’age de presque 85 ans.
7ème dan de Nihon Tai Jutsu et 5e dan de Judo, ce professeur du club de Chatou dans les Yvelines a apporté beaucoup d’éducatifs pédagogiques dans la méthode ; il a été formé par Christian Lefévre.
Il était responsable et le formateur des stages de Nihon Tai Jitsu à l’île d’Oléron, Boyardville. C’est d’ailleurs là-bas que je me suis entraîné sous sa direction pour la première fois en 1997. En 1996 lors d’un stage à Biscarrosse sous la direction de Sensei Roland Hernaez j’avais dû le rencontrer mais sans l’avoir reconnu ni avoir su qui il était (j’avais eu plus de contact avec Patrick Fezay et Dany Faynot).
Je me souviens de mon premier cours sous sa direction: renforcement musculaire des fessiers, je m’étais levé le lendemain avec l’impression d’être paralysé du bassin.
A chacun des stages d’Oléron, à Boyardville, auxquels j’ai pu participer sous sa direction, en 1997, en 1998, etc. on avait toujours un panneau blanc avec une phrase en japonais, chaque jour différente. Ce qui nous immergeait dans la culture japonaise.
Sensei Raymond Jugeau était un grand judoka, ses techniques étaient très fines, très subtiles et vraiment esthétiques. C’était un plaisir de le voir bouger. On sentait que derrière le placement la technique qui allait suivre était redoutable. Pourtant, il ne faisait payait pas de mine et passait pour un inoffensif soixantenaire. Parfois le soir, autour d’un verre, on se retrouvait entre stagiaires et on imaginait la tête de la personne qui irait l’agresser reconnaissant son erreur lorsque notre sensei lui placerait une projection dont il avait le sacré. Au point, en riant de l’idée, de payer quelqu’un en lui disant: « tu vois le petit monsieur qui marche, on te donne cent francs si tu vas lui voler son sac », pour avoir le plaisir de voir le judoka en action.
Au niveau de la pratique, c’était un grand professeur, très pédagogue, très pointilleux. Il m’a donné à l’époque de nombreuses clefs de pratique, qui me servent encore maintenant. Mais aussi de nombreuses techniques « vicieuses » de judoka (la saisie du kumikata avec un kentô appuyé sur des tsubo, etc.).
En dehors de la pratique, j’ai le souvenir de quelqu’un de simple, amical, sympathique et drôle. Je me rappelle d’une anecdote, je crois que c’était en 1998 lors du stage de Nihon Tai Jutsu de Temple sur Lot. Sensei Raymond Jugeau était venu faire une visite de courtoisie. Nous étions assis sur un banc avec sensei Hernaez, qui nous parlait de l’aspect philosophique de la religion. Pendant ce temps Sensei Raymond Jugeau qui visiblement ne s’intéressait pas à la démonstration de sensei Hernaez, faisait des trous avec son doigt dans un gobelet en plastique blanc. Lorsque sensei Hernaez termine son discours par « et c’est pourquoi l’on dit que Dieu est partout ». A ces mots sensei Jugeau montre son gobelet en plastique et nous dit « et bien si Dieu est dans ce verre, alors maintenant il est plein de trous ».
Il nous avait également raconté une anecdote lorsque lui, sensei Hernaez et Max Lormeteau étaient allés pour un stage en Polynésie française. Pour faire « les meilleurs amis du monde » ils ont décidé de se présenter comme Ro-Ro, pour sensei Roland Hernaez, Maxou pour Max Lormeteau et « Ré-Ré » pour sensei Raymond Jugeau. Ce n’est que vers le milieu du stage qu’ils ont appris qu’un Rae-Rae (réré) est un homosexuel (en fait la signification va plus loin, c’est plutôt un homme qui se sent une femme enfermée dans un corps d’homme). Il avait été plutôt vexé et a refusé ensuite qu’on le surnomme « Ray-Ray ».
Très discret, il y a très peu d’informations sur sensei Raymond Jugeau, outre les rumeurs qui se transmettent de bouche à oreille et qui parfois ont une frontière très fine entre la légende et le fait réel. A l’époque on s’intéressait beaucoup sur son passé. Un ancien militaire, tel était l’image qu’on avait de lui. Mais que faisait-il dans l’armée? Un ancien champion de judo? Combien de compétitions a-t-il gagné, dans quels palmarès s’est-il démarqué. La discrétion sur son passé, en faisait quelqu’un de mystérieux. Seuls sa famille et ses amis très proches connaissaient vraiment qui il était. Discret il a été, discret il l’est encore. Si on recherche des photos de lui sur internet, on n’en trouve pas, sauf celles qui sont prises et postées par les stagiaires des entraînements qu’il animait.
Lorsque je m’entrainais sous sa direction, j’avais 22/23 ans et j’étais étudiant. Il avait avec moi un comportement très amical et très paternel. Je dois dire que j’avais vraiment l’impression d’être en famille. Du coup la confiance que j’avais pour lui était toute établit et j’avais un plaisir réel de la pratique sous sa direction.
J’ai beaucoup aimé sa pédagogie, ses stages, sa façon d’aborder la pratique, sa simplicité. C’était un réel budoka dans l’âme. Parfois ce ne sont pas des techniques qu’il nous apportait mais plutôt une structure corporelle ou des principes. Ainsi il nous présentait le contexte de l’attaque-défense et notamment l’entrée, et finissait par s’arrêter et dire « et après Pop Pop Pop vous faites ce que vous savez faire ». Et il allait rarement au bout montrant la technique dans son ensemble, ce qui nous obligeait à faire parler notre créativité, et du coup ne pas dupliquer et copier intégralement mais laisser parler et exprimer NOTRE art.
Les stages de Sensei Raymond Jugeau étaient toujours sérieux, appliqués, mais dans une ambiance fraternelle et conviviale. Chaque année un jour était consacré à un entrainement sur la plage, face au fort Boyard. On en chiait, on en chiait vraiment, mais c’était bon enfant, sympathique. J’y allais avec des amis et vraiment qu’est-ce qu’on pouvait rire avec lui. Les anecdotes sont tellement nombreuses sur ses stages, qu’il me faudrait écrire un livre pour toutes les raconter.
J’ai encore des centaines de photos de cet époque… mais malheureusement les appareils photos numériques étaient encore inaccessibles, et donc je n’ai aucune trace électronique de toute cette période. A l’époque le net est encore en 58800 bauds… et donc ultra ultra lent. Et très peu de gens avaient internet, un email. Lycos allait encore chercher et on tchatchait sur Caramail.
Je me rappelle mon passage de ceinture noire, c’était devant lui. La veille j’avais été appelé à faire Paris – Metz à toute berzingue pour participer à une réunion d’information sur le passage de grade, afin de faire une mise au point sur les techniques à présenter en Nihon Tai Jutsu, car le cursus du passage est différent des karate. Mais les UV communes comportent le kihon, et du coup, il fallait qu’on nous éclaire sur les techniques à ne pas avoir à présenter. En Nihon Tai Jutsu, à l’époque, on n’avait pas dans le cursus du Kihon les coups de pieds spéciaux tels que Ushiro-geri, Ura-mawashi-geri, etc. (voir lexiques des attaques de jambes pour la traduction). Du coup il nous a montré le programme et nous a dit « il n’y a pas de ushiro ou ura-mawashi » et nous a donné la liste des techniques de kihon que l’on est censé connaitre. Forcément c’était un soulagement, car ces techniques n’étant pas dans le cursus du NTJ, on ne les travaillait jamais. Le jour du passage, j’arrive devant le Jury en compagnie d’autres pratiquants de NTJ (on avait un tapis pour nous tous seuls, étant à part). Sensei Jugeau nous annonce les techniques à enchainer « maete-zuki, gyaku zuki (voir lexique des attaques de poing pour la traduction), mae-geri, ushiro geri »… Un des karateka du jury est venu me voir à la fin du kihon en me disant « bon faudra bosser votre ushiro geri parce que le kihon, c’était tout juste… ». Incompréhension totale… Il était aussi comme ça, poussant les élèves dans leurs derniers retranchement, les faisant sortir de leur zone de confiance pour mieux les tester. Et surtout voulant montrer aux karateka que les Nihon Taijutsuka n’était pas des sous-karateka et pouvaient aussi bien exécuter les techniques au niveau de leur confrère des autres disciplines de karate (majoritairement Shôtokan dans l’est).
J’ai également eu beaucoup de plaisir à m’entrainer quelques années à Saint-Pathus sous la direction de son frère sensei Jean Jugeau qui est issu de la même trempe en terme de personnalité, de pratiquant et de professeur.
C’est une grosse perte pour le Nihon Tai Jutsu.
J’aimais beaucoup ce sensei et je me souviendrai toujours de ses stages et de l’ambiance qu’il apportait.
先生、安らかにお眠り下さい (sensei, yasurakani onemuri kudasai)
Vous pouvez envoyer vos messages de soutien à Jean et sa famille à l’adresse kaizenkan89@orange.fr.
Un bel article sur Raymond Jugeau: http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2010/07/23/2162590_raymond-jugeau-un-maitre-qui-eduque.html
vidéo d’un stage: http://www.dailymotion.com/video/x6wlez_nihon-tai-jitsu-no-kata-nidan-olero_sport
Un grând merci pour cet hommage, ces anecdotes qui m’ont fait sourire, avoir la larme à l’œil… je l’ai souvent suivi avec mon père en stage, en cours… Il montrait l’exemple. J’ai beaucoup appris et je suis fière d’avoir grandi dans une famille comme celle ci. Pour moi, c’était mon tonton, mais aussi le sensei! Il disait toujours que j’étais sa nièce préférée… Et rajoutait… »Et pour cause… »( je suis la seule! Lol)c’est aussi Ca les « jugeau » faire comprendre aux autres qu’on tient à eux mais pas trop directement non plus… Fajustait pas qu’on nous trouve trop chamallow..!! 😉
encore merci pour ce texte
Merci pour votre commentaire et pour votre témoignage.
J’aimais beaucoup votre oncle. Et j’espère que son héritage et sa mémoire perdureront à travers sa famille et tous les élèves qu’il a formé.
Bon courage…
Jack